21 - Rhinocéros

De la colère à l’état pur. En dessous, de la peur. Puis, de la tristesse. Et tout au fond, de la douleur. À mesure qu’Urraca examinait un par un les sentiments qu'elle percevait, elle comprenait ce qui avait amené l’animal ici. La colère n’était que la conséquence de la peur, elle fut simple à disperser. La simple présence d’Urraca, calme et attentive, sans chercher la confrontation, semblait suffisamment incongrue pour transmuer la colère en curiosité. La peur, ensuite, était causée par les humains et à leurs véhicules qui criaient, vrombissait, le menaçaient, à l’incompréhension d’un monde qui n’était pas fait pour lui. Urraca parla d’une voix simple et apaisante, d’un ton assuré, posa sa main sur la peau grise et rugueuse du rhinocéros et sentit celui-ci se détendre. Le chagrin serait différent. Le rhinocéros, dernier de son espèce, pleurait ses congénères disparus. Urucca ressentit son chagrin de plein fouet et dût poser un genou à terre. De longues minutes s'écoulèrent. Elle l’écouta, c’était la seule chose à faire. Il partagea ses souvenirs, des images de son enfance, de sa famille. Les braconniers. Sa capture. Le parc animalier. La solitude. En échange, elle offrit sa compréhension, sa compassion, partagea son admiration pour lui, son espoir. Ce ne serait pas suffisant. Rien ne serait jamais suffisant. Quand elle se releva, elle aborda la dernière couche, la douleur. Celle-ci serait plus simple. Elle avait compris que les braconniers l’avaient blessé, enfant, et que cette vieille douleur s’était réveillée. Le diagnostic effectué, la médecine moderne saurait faire du bon travail. Quelques heures plus tard, Urraca put laisser l’animal aux bons soins des vétérinaires qui la remerciaient abondamment. Le rhinocéros n’avait causé que peu de dégâts dans la ville et la présence d'Urraca, par chance, avait permis d’éviter le drame. Les empathes universels étaient rares dans le monde, et Urraca était considérée comme la meilleure. Elle avait peu voyagé hors de son Espagne natale, et quelques jours après son arrivée en Afrique du Sud, c’était son premier contact avec un animal autochtone. Une fois seule dans le parc, elle comprit ce qui la taraudait intérieurement depuis qu’elle avait posé le pied hors de l’avion. Elle avait toujours ressenti l’émotion des êtres vivants environnants, comme une espèce de son qui les enveloppait. Elle ne percevait pas son propre son, tout comme on perçoit rarement sa propre odeur. Mais en arrivant ici, elle comprit que ce qu’elle avait toujours considéré comme un bruit de fond commun qu'elle ne percevait pour ainsi dire presque jamais, auquel elle n'attribuait aucune signification était très différent ici, et surtout il trahissait le fait que la Terre elle-même émettait son propre son. Incroyablement vaste, et puissant, et pour autant, si facile à ignorer quand on était sans cesse plongé dedans. Elle posa la main sur l’herbe et, pour la première fois, se laissa submerger par les émotions qui lui parvinrent.

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