26 - Laisser-Perplexe
Le royaume n'est reconnu par aucune instance officielle, ses quelques kilomètres carrés sont insuffisants pour le laisser apparaître sur la plupart des cartes, et ses quelques milliers d'habitants ne sont recensés dans aucune statistique officielle, mais l'Enigmia existe bel et bien. La plupart des jeux de logiques et de paradoxes portant sur des gardes qui mentent ou disent la vérité sont adaptés des manuels d'histoire énigmiens. La Cité-État est enclavée dans une vallée au cœur de l'Asie, sur la frontière sino-russe. Au sud, sur la seule route praticable permettant d'entrer dans la contrée, se dresse une cahute où vit le garde-frontière, un vieil homme au costume rapiécé. D'un signe de tête, il salue la voyageuse qui s'approche, Zeynep, et à la lumière du soleil couchant, lui demande, suivant la procédure, le but de son voyage. Zeynep est fatiguée, et si elle ne peut pas traverser la frontière, le voyage retour sera ardu. Elle lui tend un papier qu'il attrape délicatement. À une frontière normale, il faudrait présenter un laisser-passer, mais en Enigmia, le garde requiert un laisser-perplexe. Vous pouvez rentrer si le garde ne lit pas clair dans votre jeu. Bien sûr, à l'époque où il était jeune, c'était plus simple. Mais les années ont passé. Il a appris de nombreuses langues, a l'esprit affûté comme un couteau et connaît toutes les ruses. Cela fait plusieurs années que personne n'a pu entrer dans le pays. L'homme déplie le papier et étudie longuement ses deux faces, blanches. Il demande si le papier est simplement vide et que la réponse est ailleurs, ou écrit à l'encre sympathique, ou encore écrit avec une encre très diluée, ou en très petit, ou bien s'il s'agit d'une astuce philosophique. Elle dément. Il vérifie la tranche, les reflets, rien. Il est perplexe. Il ouvre donc la petite barrière, et pendant qu'elle reprend sa marche, soulagée, il demande: alors ? Elle désigne son nez. Portant le papier à ses narines, il sent ce mélange de pommes et d'épices, cette odeur sucrée, il revoit la vieille Zuleika et ses fameuses tartes qu'elle vend au marché. Il repense à la petite fille qui jouait autour de l'étal, qu'il n'a pas revu depuis vingt ans quand ses parents ont émigré. Il crie à Zeynep: passe-lui le bonjour ! Elle s'éloigne, en riant.